Patrimoine culturel et identité dans l’ « Aldée globale »

La notion de patrimoine dont l’origine se trouve dans le droit économique et privé[1] a subi au cours de ces dernières décennies une évolution constante. «Loin d’être fixe et figé, le patrimoine est continuellement fait et refait par les déplacements, les contacts, les interactions, et les échanges entre individus et groupes différents»[2]. Il faut reconnaître que le patrimoine au sens large (patrimoine culturel, naturel et intangible) connaît aujourd’hui un grand succès.

En effet, partout sur la planète, un grand nombre d’organisations, des entités privées et publiques, internationales, nationales et locales ont pris conscience de l’importance du patrimoine. Certes, les législations se sont tout d’abord attachées à la notion stricto sensu de «patrimoine», c’est-à-dire à la conception de droit civil qui considère le patrimoine comme l’ensemble des biens privés aliénables, or cette notion a servi à créer, plus récemment, un Régime par analogie qui s’applique aux biens portant témoignage d’époques ou de civilisations.

Depuis un premier stade de construction et d’acquisition du patrimoine, nous sommes passés au stade de préservation et d’appréciation[3], de la «conservation des monuments architecturaux à celle des sites, de la “patrimonialisation” du bâti à celle de la nature et de l’environnement»[4] mais l’évolution ne s’arrête pas là, car «le concept de patrimoine est une production culturelle liée à l’histoire. Aujourd’hui, nous sommes conscients de l’existence de notre propre patrimoine – local, ethnique, de classe, national- mais aussi de celui d’autres peuples, d’autres nations, en particulier du patrimoine à forte valeur symbolique des grandes civilisations d’Orient et d’Occident»[5].

Aujourd’hui, d’une part, il ne s’agit pas seulement d’objets dits «nobles», mais tout produit de la culture populaire et de masse (de l’artisanat, du langage, des rites, des festivités, des affiches, etc.) peut être considéré à juste titre comme patrimoine, ainsi comme dit Lowenthal, presque tout peut être considéré comme patrimoine[6]. D’autre part, la question du temps et de l’ancienneté des objets ne tient pas la route parce que ce qui a été produit hier, peut dès aujourd’hui revendiquer un statut de patrimoine. Cette évolution montre que le patrimoine est une notion dynamique, élargie et qui «surplombe le temps»[7]. Ainsi, la notion de patrimoine doit être étudiée à partir d’une vision holistique et globale.

En premier lieu, il faut signaler l’action de l’«United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation» (UNESCO), qui avait été créée afin de protéger le patrimoine, considéré d’importance mondiale contre les dégradations ou destructions lors de conflits armés[8]. Puis son champ d’action s’est élargi vers un système plus complet de protection, de prévention et de préservation. En effet, depuis sa création, l’UNESCO à travers ses actions permanentes a propulsé la notion de patrimoine vers une acceptation internationale, la notion de «patrimoine mondial de l’humanité» établie en 1972 en est l’exemple. Elle se justifie par la nécessité de préserver certains sites des destructions, et s’inscrit aussi dans le contexte de l’essor de l’industrie touristique. Mais l’action de l’UNESCO souligne aussi, en même temps, le besoin de mettre en place un système moderne de protection, de préservation des sites et des monuments qui soit continuellement dynamisé par le biais d’instruments internationaux. Dans ce sens, il faut se référer en premier lieu à la Convention pour la protection du patrimoine culturel et naturel, mais aussi au Sommet de la Terre ou à la Conférence des Nations Unies sur les problèmes de l’environnement tenue à Rio de Janeiro en 1992, suivie des Conférences de Kyoto et de Nairobi. Mais aussi cette dynamique a été alimentée par le biais d’actions concrètes de sauvegarde et d’actions symboliques comme par exemple la proclamation par les Nations Unies de l’année 2002 en tant qu’année pour le patrimoine culturel («United Nations Year for Cultural Heritage»), et finalement par l’intermédiaire de rencontres (séminaires, tables rondes, débats, etc.) dans le milieu scientifique, académique et associatif.

En deuxième lieu, il faut noter le lien entre l’essor du phénomène de la mondialisation et celui du patrimoine. Certes, nous ne pouvons dire que la relation entre mondialisation et patrimoine est une relation de cause à effet, mais, nous ne pouvons nier que ces vingt dernières années, ces deux phénomènes se rencontrent et se confrontent à plusieurs reprises. En fait, la mondialisation qui est «un phénomène aux contours incertains et un discours où coexistent plusieurs approches idéologiques»[9] confrontée à la notion de patrimoine, fait ressortir cette multiplicité d’approches idéologiques dont Fritz parle.

D’une part, grâce à l’essor des moyens de communication et de transport qui ont rendu le monde en une «aldée globale» chaque fois plus «proche», les monuments et les sites autrefois lointains et exotiques, ont subi aujourd’hui une espèce d’appropriation «virtuelle» de la part de tous les hommes partout dans le monde. Ainsi, ces monuments et sites sont considérés comme appartenant à tous, à toute l’humanité d’où la naissance du débat sur la notion de patrimoine commun de l’humanité[10]. Dans la même logique des choses, l’évolution des moyens de communication et de transmission des données a éliminé virtuellement la distance qui nous sépare de ces sites et monuments. Ce phénomène a produit une prise de conscience de la dévastation de la nature et de la crise environnementale que le monde entier traverse, mais aussi une prise de position concernant les affaires de destruction de monuments et de sites archéologiques, comme la destruction des grands Bouddhas d’Afghanistan par le Régime des Talibans en 2001 qui avait provoqué une vague de protestations partout dans le monde[11]. Cette disparition virtuelle des distances a également déclenché l’explosion du tourisme à tel point qu’aujourd’hui le tourisme est parfois lui-même une menace pour ces mêmes sites et monuments.

En outre, la mondialisation produit un autre phénomène lié au patrimoine : le réveil des identités et la remise en cause de la construction de la Nation. «Le patrimoine d’un pays est par essence son identité culturelle, et qu’il soit grand ou petit, majestueux ou simple, matériel ou immatériel, il doit être conservé et avoir une signification pour toutes les générations futures».[12] Dans le processus de mondialisation, et plus précisément dans le contexte d’enjeu culturel mondial dont Houtart et Rémy nous parlent, il s’est produit une sorte d’enracinement identitaire car confrontée à d’autres cultures, (plus globales, plus puissantes en termes économiques et technologiques) notre identité est constamment redéfinie et remise en cause.

Dans cette situation, la recherche et l’appropriation des «preuves» tangibles et intangibles qui légitiment, identifient et relient les membres d’une communauté entre eux s’avère être une tâche urgente pour de nombreux États. Dans une sorte de compétition dont le but est de faire prévaloir des valeurs culturelles propres : «C’est loin d’être une compétition égale, mais l’histoire des cultures montre que la force n’est pas toujours la garantie du succès et que les représentations et les valeurs du faible s’introduisent dans les interstices du fort, lui faisant la nique, comme base des résistances et germe des synthèses ultérieures»[13].

Le patrimoine donc, est une sorte d’empreinte de chaque peuple, et en même temps un facteur déterminant dans le développement culturel, social et économique. La force du patrimoine, c’est sa diversité et sa dynamique. D’une part, il constitue une expression d’un savoir collectif et pluridisciplinaire, et d’autre part, il signifie non seulement le lien avec le passé mais aussi une dynamique entre les générations passées, présentes et futures. Car, en faisant une extrapolation de ce que le philosophe Søren Kierkegaard a déjà dit «pour comprendre la vie, il faut se tourner vers le passé, mais pour vivre, on doit se tourner vers l’avenir». Le patrimoine renvoie à notre propre identité culturelle dont les racines plongent dans le passé, se dynamisent au présent et se dirigent vers le futur.


[1] Le patrimoine est un «concept ancien qui tire son origine du Patrimonium romaindes, les biens privés aliénables», LAMY, Yvon, «Le creuset du patrimoine collectif », in LAMY, Yvon (sous la dir.), L’alchimie du patrimoine, p. 11.

[2] TURGEON, Laurier, Patrimoines métissés, contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Les Presses de l’Université, Laval, 2003, p.18.

[3] Cf. BABELON, J.P. et CHASTEL, A., «La notion de patrimoine», in Revue de l’Art, CNRS, N° 49, 1980, p. 13.

[4] INSTITUT DE FORMATION ET DE RECHERCHE EN ÉDUCATION A L’ENVIRONNEMENT, Patrimoine et Éducation à l’environnement, fiche thématique N° 10, IFREE-ORE, décembre, 2001.

[5] GRABURN, Nelson, «Une quête d’identité», in Museum International, Unesco, N° 3, 01/09/1998, p.16.

[6] Cf. LOWENTHAL, David, Possessed by the Past: The Heritage Crusade and the Spoils of History, Free Press, New York, 1996.

[7] ROBINE, Nicole, Des usages du mot ; p. 44.

[8] A l’origine, il s’agissait uniquement du patrimoine archéologique ou architectural et des collections muséales. La réussite dans la mission de déplacement du temple égyptien d’Abou Simbel en 1960 donna à cette organisation un acquis, un important rayonnement moral concernant la protection et la préservation du patrimoine partout dans le monde.

[9] FRITZ, Jean-Claude, «Introduction», in APOSTODOLIS, Charalambos, FRITZ, Gérard et FRITZ, Jean-Claude, L’humanité face à la mondialisation, l’Harmattan, Paris, 1997, p. 11.

[10] Cf. A ce propos il faut lire APOSTODOLIS, Charalambos, FRITZ, Gérard et FRITZ, Jean-Claude, L’humanité face à la mondialisation, l’Harmattan, Paris, 1997.

[11] Des articles apparus dans les principaux journaux du monde entier qui qualifient cette action comme un «crime contre l’humanité», notamment l’article de MATSUURA, Koichiro, directeur de l’UNESCO, «Los crímenes contra la cultura no deben gozar de impunidad», in El País, du 19 mars 2001.

[12] PEI, I.M., «La mémoire n’est pas que de pierres», in Courrier de l’Unesco, décembre 2000

[13] HOUTART, François et REMY, Anselme, Haïti et la mondialisation de la culture. Etude des mentalités et des religions face aux réalités économiques, sociales et politiques, CRESFED, l’Harmattan, Paris, 2000, p. 11.

Edwin Juno-Delgado, Responsable de la Spécialisation CIC

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